RETOUR EN ENFER

Sébastien Destremau

À défaut de me conduire jusqu’à destination,
mon périple m’a mené à l’essence même de mon être.
L’âpreté de la lutte et les illusions perdues ont fait tomber
mon égoïsme et mes humeurs de vieil enfant….

Le 8 novembre 2020, quatre ans après avoir bouclé mon premier tour du monde, je m’élance pour un second Vendée Globe. J’ai appelé mon bateau Merci, en hommage à tous ceux qui m’ont permis de vivre cette aventure insensée.

Seulement voilà, ma course tourne au calvaire : l’abri de mon cockpit se déchire, mes instruments lâchent, une fissure apparaît à l’avant. Impossible, dans ces conditions, d’attaquer le Pacifique et ses vents violents.

Le 16 janvier, après 70 jours de mer, je décide d’accoster en Nouvelle-Zélande. Ce que je pourrais ressentir comme un échec me réconcilie avec moi-même. La mer m’a vaincu mais j’ai repris la barre de mon destin. Chaque matin qui se lève est comme une page blanche. J’étais seul au monde, je ne serai plus jamais seul…

LE RÉCIT D’UN INCROYABLE COMBAT
UNE LEÇON DE COURAGE ET DE SAGESSE

Sébastien Destremeau : Retour du Vendée Globe 2017
Sébastien Destremeau : Retour du Vendée Globe 2017

Sébastien Destremau a 56 ans. Toulonnais, il a raconté l’aventure de son premier Vendée Globe, en 2017, dans Seul au monde, aux éditions XO. Aujourd’hui, il nous propose le récit de son Vendée Globe 2020, une course qui tourne au calvaire. Ce récit écrit au « fil de l’eau” est l’histoire d’un combat, de courage, de résilience … et de sagesse. Savoir s’arrêter et dire non.

EXTRAITS

Merci

Avoir fini bon dernier de l’édition 2016 ne m’a pas vacciné, bien au contraire. J’ai participé à de nombreuses courses, des sévères, sous toutes les latitudes, mais le Vendée Globe est insurpassable. Je n’aurais jamais cru que l’on pouvait voyager si loin au fond de soi-même. J’ai envie de rempiler. J’ai besoin de rempiler.

  • Vous savez quoi, maman ? Je viens de trouver le nom de mon bateau et, par la même occasion, la raison de ma présence, cette année, sur la ligne de départ…
  • Mieux vaut tard que jamais !
  • Il va s’appeler Merci.
  • C’est quoi comme marque ?
  • Ce n’est pas une marque mais un clin d’œil à tous ces anonymes qui se sont reconnus en moi et m’ont donné la force de boucler mon premier tour du monde. Pourquoi ne pas leur dédier ma nouvelle aventure ? Merci les Merci pour tout…

Repartir

C’est beau, l’aventure. Ça n’a aucune utilité. Ça ne mène nulle part, si ce n’est à côtoyer la pureté et l’innocence des premiers jours du monde. Le genre de voyage qui compte double lorsque, à cinquante- six ans, on porte encore en soi la marque des brimades et des coups reçus durant l’enfance. Lors de mon premier Vendée Globe, j’ai compris qu’il n’y avait pas de meilleure façon de me retrouver que de me perdre en mer. Libéré du joug familial, et viré de l’Éducation nationale dès mes seize ans, j’ai toujours mené une vie d’insubordination et de départs sans retours. Une vie de grand vent. Au gré de mes amours mortes, j’ai essaimé trois enfants, devenus adultes, dans le midi de la France, et deux jumeaux, aujourd’hui adolescents, dans le midi du monde, en Australie. Les premiers ont refusé de me voir pendant près de vingt ans. J’avais moi-même fini par lâcher l’affaire. L’ascèse et la solitude inhérentes à ma traversée des océans ont fait vaciller mon égoïsme et m’ont permis de remettre un peu d’ordre dans mon existence.

Passer l’équateur

12 h 7, par 29° 91” ouest. J’ai respecté la tradition en me rasant la tête, pour faire une offrande à Neptune. Et comme je n’avais pas envie de faire plus longtemps comme les autres, j’ai enregistré un slam décapant sur les sortilèges du pot au noir. Où il est question des armateurs qui se délestent de leurs conteneurs afin d’accélérer la course folle de leurs cargos, comme les négriers de jadis allégeaient leurs vaisseaux en jetant les esclaves à la mer. Ce ne sont que quelques vers déclamés d’une voix de basse mais ça me rappelle les années de chorale où je me rêvais en ténor, sans que mon père, virtuose, daigne y prêter une oreille.
Le pot au noir, tu as connu ? / Passer l’esclave par-dessus bord. / La honte nous en est revenue. / Quand le gros temps est le plus fort / À chaque passage dans le secteur,/ J’ai un putain de haut-le-cœur. / Monsieur l’armateur-arnaqueur, / Jetant pareil tes conteneurs.
Je ne force personne à écouter, hein ! Et tant pis si les ayatollahs de la course au large trouvent ça nul ou si ça les défrise. Ou tant mieux. Je ne suis riche que de ma folie.

En haut du mât

L’ascension s’est déroulée à la perfection. Je me suis assuré avec une corde fixe et j’ai progressé debout, du côté de la toile, les jambes bien écartées pour amortir les secousses. Avec les vagues qui transformaient la voile en trampoline, la principale difficulté consistait à ne pas lâcher ma longe, au risque de me retrouver pendu dans le vide au- dessus de l’eau. Je n’étrennerai pas ce suicide d’un nouveau genre. En redoublant de précautions, il m’a fallu pas loin de vingt minutes pour atteindre l’extrémité du mât et constater, à ma grande surprise, qu’aucune pièce n’était cassée. L’anémomètre était juste sorti de son socle à cause d’un boulon manquant… Tout ça pour ça! Cette réparation grossière m’a procuré une jubilation intense, à la mesure de mes angoisses passées. Ensuite, je suis redescendu comme sur un toboggan de fête foraine en me laissant glisser et en poussant les cris de joie du gamin qui vient de gagner une barbe à papa.

Une panne de plus

À quand remontait la dernière tuile ? Cinq ou six jours ? La pompe du vérin a lâché, Merci est parti à la renverse, comme s’il allait faire un tonneau, et, moi, je me suis retrouvé les quatre fers en l’air. Le mât couché dans l’eau, j’ai dû me hisser sur le pont, grimpant tel un alpiniste, pour larguer les écoutes, et ainsi remettre le bateau d’aplomb. Le pilote ayant cassé en bloquant la barre dans un coin, on s’est mis à tracer des ronds dans l’eau. Il m’a fallu réduire la voilure au minimum et gonfler le tourmentin à l’envers, pour que mon compagnon cesse de tourner sur lui-même. Ensuite, je l’ai laissé dériver une bonne partie de la journée, le temps de solutionner cette énième panne, à la lumière de ma lampe.

Cogitation

Moralement, je commence à être aussi atteint que le centre névralgique de mon bateau. J’ai passé quasiment toute la journée à l’arrêt. Hier, le vent avait forci au-dessus de trente nœuds, des creux de quatre mètres déformaient l’océan, les safrans criaient grâce. Et, aujourd’hui, aux premières heures de la matinée, la pompe du pilote a encore lâché. De nouveau, j’ai bousillé un ressort. Comment est-ce possible ? De toute ma vie de marin, je n’ai jamais eu besoin de changer un ressort défectueux de pilote automatique, j’ignorais même jusqu’à leur existence, et, là, ils me pètent dans les mains les uns après les autres ! Il ne m’en reste plus que deux en magasin. Et j’ai devant moi l’immensité du Pacifique : plus de sept mille bornes jusqu’au cap Horn. J’ai beau être un instinctif qui tranche les débats comme on tranche les amarres, d’un coup sec, cette fois, je cogite.

Terminus

J’avais une chance sur deux de sortir indemne de la traversée du Pacifique. Ou une chance sur dix, on ne le saura jamais. En tout cas, je n’avais pas le droit de jouer ça à la roulette. Parce que mon bateau est amoché mais navigable. Parce que je m’étais juré d’aller au bout du bout. Mais, j’y suis arrivé, au terminus. Ce sera la Nouvelle-Zélande. Enfin, si les autorités locales veulent bien me prêter un bout de ponton, parce que le pays est coupé du monde. En m’aventurant plus loin, je ne pouvais plus faire de mon défi une simple affaire personnelle. Le risque de me faire du mal et, surtout, de faire du mal aux autres, était démesuré. Un accident au beau milieu du Pacifique aurait mobilisé trop de moyens et, surtout, trop de vies humaines pour venir me sauver la peau. Je veux bien qu’on me prenne pour un charlot, pas pour un danger public. Il faut que ça se termine. Humblement. Proprement. Sans balise de détresse, ni gros titres dans la presse.

La barre de mon destin

À défaut de me conduire jusqu’à destination, mon périple m’a mené à l’essence même de l’homme que je suis. Je n’ai pas utilisé beaucoup de savon et, pourtant, j’ai le sentiment d’avoir décapé tout mon être. L’isolement forcé, l’âpreté de la lutte et les illusions perdues ont fait tomber mon égoïsme et mes humeurs de vieil enfant, comme autant de peaux mortes. L’idée d’un tour du monde est derrière moi. Pourtant, le voyage est encore long. C’est tout ce qui importe à mon âme vagabonde. Je ne saurais jamais si j’ai abandonné le Vendée Globe, ou si c’est le Vendée Globe qui m’a abandonné. Quelle importance, au fond ? À mon arrivée en Nouvelle-Zélande, je n’ai pas pris une seconde pour m’apitoyer sur ma déroute. J’ai sorti mes outils et je me suis attelé à la tâche dès le premier jour. Je ne souhaitais pas forcément rallier Les Sables-d’Olonne. Je voulais juste reprendre en main la barre de mon destin. En retapant mon bateau, j’ai construit sans le savoir les fondations de ma résilience. Bientôt, Merci cinglera comme à ses plus beaux jours, vers de nouveaux horizons. Et, pourquoi pas, la possibilité d’une île.

Retour en enfer

Sébastien Destremau
19,90 € – 272 pages
XO Éditions